5 - La quête émancipatoire et la dimension expérientielle de l’idéal démocratique

Sandrine Lambert |

La fabrication numérique s’inscrit dans un engouement pour renouer avec la matière, que ce soit la terre ou les objets, pour revaloriser les savoir-faire loin des « bullshit jobs » décrits par l’anthropologue David Graeber. Redonner du sens au travail, comprendre l’environnement dans lequel on vit, développer une autonomie collective pour avoir prise sur les réalités qui nous entourent sont autant d’options permises par la fabrication numérique, afin d’espérer bâtir un monde à notre image, d’avoir une voix au chapitre de nos avenirs numériques. Les effets de la réappropriation des moyens de production et de la capacité à produire localement, collectivement en partageant les ressources se sont illustrés notamment avec la production de visières au début de la pandémie. Là où les États devenaient impuissants pour produire ou importer rapidement le matériel dont les citoyens avaient besoin pour se protéger du virus, les laboratoires de fabrication numérique dans plusieurs pays ont travaillé ensemble à la conception, à la création et à la distribution des biens nécessaires. Ceci est une démonstration de la force du circuit court et de la puissance de l’action collective locale. La capacité de produire localement favorise l’adaptation aux besoins (pour éviter surproduction ou sous-production) et diminue les importations d’objets, qui entraînent une pollution innommable. C’est un exemple permettant de s’approcher des principes de l’économie circulaire et d’une réduction considérable de déchets de toute nature. Toutefois, il est vrai que la fabrication numérique ne règle pas la question des fractures sociales, géographiques, économiques liées à ces technologies. L’accès aux outils ou la littératie numérique constituent certains des aspects du problème, bien qu’ils s’agissent surtout de choix politiques et démocratiques. Des citoyens sont laissés pour compte dans la définition des enjeux et des usages en matière numérique. En revanche, le fait que la fabrication numérique s’inscrive dans des lieux de sociabilité ouverts au public qui offrent des ateliers, des activités de sensibilisation, témoigne d’une ardeur à partager les connaissances. L’ensemble de ces activités s’inscrivent dans la dimension expérientielle de la fabrication numérique. Celle-ci s’incarne notamment dans l’idée « d’apprendre en faisant (« learning by doing »), défendue tant par le philosophe John Dewey que par les milieux d’éducation populaire ou alternative qui s’en sont inspirés par la suite. Pour Dewey, si une personne ne participe pas à l’élaboration de ses propres connaissances, alors elle ne connaît rien. En ce sens, la fabrication numérique offre la possibilité d’agir et de comprendre une part de l’environnement numérique, car, à contrario, l’absence de consultation, de participation, de débats sur ces problématiques, ne permet pas de s’inscrire dans l’idéal de démocratie énoncé par le sociologue Charles Wright Mills qui, dans L’imagination sociologique, affirme qu’il est nécessaire « que les gens affectés par une décision humaine soient pour quelque chose dans cette décision. ». Dans tous les laboratoires de fabrication numérique que j’ai visités jusqu’à maintenant, il y a une volonté farouche, d’aider à comprendre, à faire, à apprendre, pour que chacun puisse développer ces idées, ces projets. Se reconnecter au « faire » ainsi que le principe du partage me semble d’une puissance inestimable. Tout comme pour la pensée magique visant à penser que pour chaque problème il existe une technologie (ou une application) pour le solutionner, il est bon de rester critique et de ne pas croire innocemment aux miracles. Malgré cela, il demeure tout aussi nécessaire de percevoir la lueur de changements que représente, possiblement, la fabrication numérique. Dans différents lieux dédiés à cette dernière, j’ai vu des groupes de filles faisant de l’électronique, des messieurs âgés travaillant ensemble pour la réalisation d’un système d’arrosage pour leur jardin, des enfants captivés par leurs apprentissages, des personnes en situation de handicaps tentant de s’imprimer des membres manquants plus adaptés à leurs besoins physionomiques et à leur budget, etc. Je reconnais aussi avoir été fascinée par une imprimante 3D (la RepRap) qui a le potentiel d’imprimer les pièces qui la composent afin d’en fabriquer une nouvelle. Autrement dit, une imprimante génère une nouvelle imprimante et ce rapport de filiation a même abouti à la création d’un arbre généalogique de type grands-parents, parents, enfants dans certains lieux ! Tous ces exemples peuvent paraître symboliques, certains étant sciemment plus anecdotiques que d’autres, mais tout à fait à l’image de ce qu’une communauté peut réaliser dans cet esprit de fabrication numérique. Il ne s’agit pas d’atomiser toutes les sphères de la société ou d’entrer chacun à notre tour dans une visée extrême de l’autonomie sur le mode survivaliste, loin de là, mais plutôt de faire ensemble, de recouvrer la capacité d’agir et de produire, dans des logiques non concurrentielles, des éléments qui s’ancrent dans des besoins locaux, de se réapproprier le savoir-faire et le savoir-partager et, de manière générale de faire advenir artistiquement et politiquement un monde plus habitable.


À propos des Laboratoires

Depuis 2014, le collectif s’intéresse aux nouvelles méthodes de production et de recherche pour les artistes. C’est dans ce contexte que Les Laboratoires ont permis à LA CHAMBRE BLANCHE de concevoir l’espace virtuel et l’espace réel comme voies d’exploration incontournables. Ce projet s’insère dans une perspective de réappropriation des moyens de production par les artistes et les intervenants du milieu, actualisant ainsi la notion de DIY en collaborant à un mouvement citoyen propre à l’autogestion. C’est dans cette perspective que nous avons demandé à Sandrine Lambert d’écrire un texte mettant ces problématiques en contexte.


À propos de Sandrine Lambert

Sandrine Lambert est doctorante en anthropologie à l’Université Laval à Québec et membre de LA CHAMBRE BLANCHE. Dans sa ville d'adoption, elle a développé une expérience professionnelle en tant que responsable de communications dans différents organismes culturels. Sa recherche doctorale porte sur les enjeux de la participation citoyenne au sein des lieux dédiés à la fabrication numérique. Passionnée par les relations entre démocratie et technologie, elle réalise actuellement un travail de terrain à Barcelone, en Catalogne. 






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