3 - Accélérateur de transmatérialité

L’horizon brumeux de la sobriété numérique

Sandrine Lambert |

À l’heure où les bits et les atomes se confondent, dans une ère où la frontière entre les mondes physiques et les mondes virtuels s’estompe, il devient de plus en plus difficile d’appréhender la complexité des phénomènes numériques, perpétuellement mouvants au nom des bienfaits de l’innovation. Ce qui est nouveau avec la fabrication numérique, c’est l’action de rematérialiser. En effet, nous avons assisté dans un passé pas si lointain, au passage du CD au MP3, à la numérisation de documents, etc. La fabrication numérique accomplit l’opération contraire. Elle produit des objets tangibles à partir de données numériques. L’occasion ici de rappeler que le numérique dématérialisé est une fable à laquelle nous ne pouvons plus nous permettre de croire. Dans un monde de ressources limitées (bien que certains prétendent qu’il sera toujours temps d’aller coloniser Mars ou de miner des astéroïdes pour en extraire des matériaux… mais souhaitons-nous vraiment traîner les misères de l’Anthropocène dans toute la galaxie ?), il est bon de réaliser que le numérique dématérialisé et qui ne laisse pas de traces est un leurre. La fabrication numérique, par la production d’objets tangibles conçus sur ordinateur, révèle explicitement la matérialité des communs numériques. Ces imaginaires alternatifs invalident la rhétorique des grandes entreprises technologiques qui situent les technologies numériques dans des univers immatériels et virtuels (le cyberespace, le nuage, le domaine de l’esprit…) pour légitimer l’absence de participation des citoyens à leur conception et la dépolitisation des enjeux. En effet, combien de centres de données doivent être mobilisés pour nous permettre de ranger nos documents dans un nuage (cloud) qui paraît si évanescent et inoffensif dans sa dénomination. Le numérique, ce sont des câbles, des ordinateurs, des matériaux, de la surconsommation d’objets connectés. Les technologies numériques requièrent beaucoup d’équipements, beaucoup de ressources énergétiques, du travail précaire si l’on pense aux travailleurs du clic, aux entraîneurs d’intelligence artificielle, aux modérateurs de réseaux sociaux et j’en passe. À ce stade-ci, il revient minimalement d’avoir conscience de la matérialité du numérique, sans même qu’il soit nécessaire de produire des objets. Peu importe que l’on soit techno-critique ou techno-enthousiaste, il est important de ne pas détourner le regard des impacts environnementaux de technologies qui nécessitent de grandes quantités de matières extractives qui finissent par avoir des répercussions géopolitiques majeures.


​La fabrication numérique n’est pas exempte d’une empreinte polluante, mais elle présente au moins un avantage à mes yeux : celle de réunir explicitement les données numériques et la matérialité de cette technologie et par conséquent de faire émerger une prise de conscience sur l’impact de nos usages. Plusieurs laboratoires de fabrication numérique font leur part en développant des techniques de recyclage par exemple des filaments de PLA pour recréer de nouvelles bobines de fil servant à imprimer en 3D. La fabrication numérique permet aussi de réparer tout ce qui est brisé, abîmé, de rallonger la vie de nos objets et donc de déjouer l’obsolescence programmée d’un certain nombre d’appareils. Toutefois, la fabrication numérique peut le meilleur et le pire. Comme bien d’autres technologies, elle ne possède pas en elle-même les conditions intrinsèques pour changer le monde, cela dépend bien sûr des usages et des finalités, tout comme des valeurs portées par la communauté qui s’y intéresse, qui s’en saisit.


À propos des Laboratoires

Depuis 2014, le collectif s’intéresse aux nouvelles méthodes de production et de recherche pour les artistes. C’est dans ce contexte que Les Laboratoires ont permis à LA CHAMBRE BLANCHE de concevoir l’espace virtuel et l’espace réel comme voies d’exploration incontournables. Ce projet s’insère dans une perspective de réappropriation des moyens de production par les artistes et les intervenants du milieu, actualisant ainsi la notion de DIY en collaborant à un mouvement citoyen propre à l’autogestion. C’est dans cette perspective que nous avons demandé à Sandrine Lambert d’écrire un texte mettant ces problématiques en contexte.


À propos de Sandrine Lambert

Sandrine Lambert est doctorante en anthropologie à l’Université Laval à Québec et membre de LA CHAMBRE BLANCHE. Dans sa ville d'adoption, elle a développé une expérience professionnelle en tant que responsable de communications dans différents organismes culturels. Sa recherche doctorale porte sur les enjeux de la participation citoyenne au sein des lieux dédiés à la fabrication numérique. Passionnée par les relations entre démocratie et technologie, elle réalise actuellement un travail de terrain à Barcelone, en Catalogne. 






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